Une jeunesse allemande

Le documentaire «Une jeunesse allemande» s’intéresse à la lutte des images autour de la trajectoire du groupe terroriste d’extrême gauche des années 70.

 

Ulrike Meinhof, la théoricienne de la RAF, avait «une immense intelligence de l’objet télévisuel» selon le réalisateur Jean-Gabriel Périot. Photo UFO Dist

 

Les faits sont là, répétés à l’envi. On sait le nombre de morts, les circonstances exactes dans lesquelles ont été assassinés soldats américains, patrons ou procureurs… Le logo aussi, on le connaît, cette étoile à cinq branches rouge ornée d’un pistolet-mitrailleur et du sigle «RAF». Wikipédia détaille les biographies de tous les membres de la Rote Armee Fraktion. Mais les visages d’Ulrike Meinhof, d’Andreas Baader, de Gudrun Ensslin et de tant d’autres ont toujours cette part de mystère. Quarante ans plus tard, ces meurtriers sont encore incompréhensibles, ils dépasseraient les analyses sociologiques ou psychanalytiques.

D’abord, ils étaient très beaux, attrapaient la lumière avec une photogénie hallucinante. Avec le recul des années, cette grâce, implacable et indéniable – surtout pour qui n’a pas connu l’époque -, s’inscrit dans une mythologie quasi pop. Ce n’était pas des stars de l’entertainment, mais ils ont aujourd’hui l’aura de ceux qui incarnaient un temps. Et c’est d’autant plus dérangeant que la réalité de leurs rêves s’est achevée dans l’horreur. Cette esthétique de l’urgence sous-tend d’ailleurs la beauté de propositions de cinéma aussi variées que le Carlos d’Olivier Assayas ou The Raspberry Reich de Bruce LaBruce.

Désemparés et croyants

Une jeunesse allemande, de Jean-Gabriel Périot, instruit cette fascination et retourne à sa source : les images d’époque. Présenté en ouverture de la section Panorama de la dernière Berlinale, le documentaire est un montage sobre d’émissions de débats ou de journaux télévisés, de films étudiants, d’interventions d’hommes politiques au Reichstag… Le réalisateur, qui ne parle pas allemand, a passé huit ans à chercher ces fragments, à les monter, à fouiller et à traquer par ramifications telle vidéo, à dénicher dans les fiches de paie d’une chaîne de télévision la date exacte où untel était sur le plateau.

L’originalité d’Une jeunesse allemande tient à ce travail. Ce qui apparaît d’emblée, c’est la manière dont ces jeunes gens, étudiants en philosophie ou aux beaux-arts, se sont d’abord emparés des images. Comme un prélude à la lutte armée, ils ont investi ce monde. On voit les films qu’ils produisaient, se contentant parfois de suivre une manifestation contre la guerre au Vietnam, rentrant aussi dans l’expérimentation. Comme ce plan où un homme, aux toilettes, chie sur un journal propriété de l’éditeur Axel Springer, magnat médiatique honni par l’extrême gauche allemande. La chasse d’eau ne parvient pas à tout enlever de la cuvette. Un autre film montre un jeune homme qui pointe un pistolet vers l’objectif de la caméra, à la fois menaçant et magnifique. Jean-Gabriel Périot : «Ils étaient pleinement conscients de la manière dont s’utilise l’image. Ulrike Meinhof avait une immense intelligence de l’objet télévisuel.» On voit la jeune femme sur des plateaux, s’adressant avec un calme et une clarté folle à des éditorialistes notables. Elle signait des reportages et documentaires en parallèle de ses tribunes pour la revue Konkret. Holger Meins, étudiant en cinéma, réalisait des films, Gudrun Ensslin avait fait l’actrice et Andreas Baader serait apparu dans des productions érotiques.

Une jeunesse allemande est un film modeste, mais qui tient son fil de bout en bout. Cette question des images en lutte les unes contre les autres, celles des activistes contre celles des médias, on la suit, on l’accompagne. C’est dans cette recherche que le documentaire se transforme vraiment en cinéma. Périot a travaillé sur l’Armée rouge japonaise et d’autres factions des années 70 : «Mais, de tous les groupes terroristes de l’époque, la RAF est la seule formation dont on a autant d’images.» On comprend que la théoricienne Meinhof pensait qu’il fallait en passer par la télévision, tandis que d’autres voulaient faire dans l’agit-prop. Périot estime que «les archives n’ont pas de vérité, mais elles donnent accès à une présence». C’est ce qui rend certains aspects du film aussi bouleversants : voir les visages passionnés des terroristes, à la fois désemparés et croyants. Les procès n’ont pas été filmés, mais enregistrés, et on entend la voix d’Ulrike Meinhof, forte malgré les privations, argumenter encore et toujours face au juge.

Mais il y a un trou noir, encore plus fort. Un moment sans aucune image : le passage à l’acte, l’instant où cette poignée de jeunes gens se dit que filmer-apparaître sur un écran ne suffit plus, qu’il faut troquer caméra contre kalachnikov. Pour cette période-là, le relais est passé à l’imagerie télévisuelle, aux présentateurs de JT qui décrivent les crimes, sans contrepoint qui nous permettrait de comprendre. Périot : «C’est le problème que la RAF nous a transmis. Elle nous a laissés seuls.» Pour des raisons évidentes, on ne voit pas l’assassinat de Hanns Martin Schleyer, représentant du patronat allemand et ancien nazi, ni ce qui a pu se passer dans l’avion de la Lufthansa détourné vers Mogadiscio, en Somalie, pour demander la libération de ceux qui avaient été capturés.

Icare rock tombé des cieux

Mais l’arrestation, on la voit, rendue encore plus violente par l’obscurité qui a précédé. Les terroristes (ré) apparaissent à l’image, dans la forme la plus violente possible : le rôle de bêtes traquées. Holger Meins sort de l’immeuble de Francfort où il s’était retranché quasiment nu, en slip, le corps décharné et hurlant pendant que des policiers le tiennent par les mains. A côté, Andreas Baader est plaqué au sol, les cheveux décolorés en blond platine et ses lunettes de soleil lui donnent un air d’Icare rock tombé des cieux. A Hambourg, Gudrun Ensslin est prostrée, la tête sur les genoux, pendant que les policiers l’entourent. Partout, les caméras sont là, montrant à l’Allemagne entière que les fugitifs ont été arrêtés. Le plus frappant dans ces vues, violentes et secouantes, c’est qu’elles préfigurent le direct actuel, la BFMisation de notre information, la mort «en live» de Mohamed Merah ou d’Amedy Coulibaly. Mais aussi, on voit tout, comme si les policiers d’alors ne savaient pas qu’il faut mettre les cordons de sécurité, isoler les moments d’action.

Pour Jean-Gabriel Périot, «on sent l’inhabitude des commentateurs, ils ne savent pas quoi faire. Un nouvel outil apparaissait, mais la grammaire n’avait pas été trouvée». Le résultat est là : les membres du groupe Baader-Meinhof sont devenus des icônes spectaculaires, les personnages du film d’une époque dont le fond politique est aujourd’hui complètement périmé, dont les crimes passent pour de simples faits et dont seule reste la plastique. Une surface qu’il nous faut toujours chercher à comprendre.

Clément Ghys – Next. Libération.oct 2015.