Alan Clarke 4 films entre 1977 et 1989

SCUM
Angleterre, fin des années 1970. Trois jeunes délinquants, Carlin, Davis et Angel arrivent dans un centre de détention pour mineur. Ils vont devoir y affronter des conditions d’incarcération particulièrement éprouvantes, soumis aussi bien à la violence exercée par l’encadrement que par certains de leurs codétenus.

MADE IN BRITAIN
Angleterre, début des années 1980. Trevor, un skinhead de 16 ans, vient d’être condamné pour vols, violences et dégradations à l’encontre d’un commerçant pakistanais. Mineur, il est envoyé dans un centre pour jeunes délinquants.

THE FIRM
Angleterre, fin des années 1980. Agent immobilier, Clive Bissel, habite avec sa femme et sa fille un petit pavillon dans une banlieue cossue de Londres. Mais pendant son temps libre, Clive oublie cette existence respectable pour devenir « Bex », le leader d’un groupe de hooligans, issus comme lui de la « middle-class » britannique.

ELEPHANT
Irlande du Nord, fin des années 1980. Dix-huit meurtres sont exécutés froidement à travers Belfast.

ANALYSE ET CRITIQUE

Commençons par la fin… Elephant (1989) est en effet le dernier film mis en scène par Alan Clarke. (1) Et on ne saurait trop conseiller d’entamer la découverte du très beau coffret consacré par Potemkine/agnès b. au réalisateur britannique par le visionnage de ce court métrage ; les quelques dizaines de minutes que dureElephant s’affirmant comme la quintessence des démarches esthétique et thématique d’Alan Clarke, l’une comme l’autre d’une profonde radicalité. Et Elephant constitue ainsi une parfaite introduction à une œuvre qui, si elle fut longtemps méconnue (2) en France, est considérée comme essentielle par des cinéastes tels que Gus Van Sant. (3) Ou bien encore Stephen Frears, ainsi qu’il en témoigne dans Director : Alan Clarke, l’un des suppléments accompagnant Elephant.

 

La longue ignorance dont Alan Clarke a fait l’objet de ce côté-ci de la Manche s’explique, certainement, par le fait que sa filmographie consiste quasi-exclusivement en des réalisations télévisuelles. (4) Il en va ainsi d’Elephantproduit par la BBC Northern Ireland et par la suite diffusé sur les petits écrans britanniques par la BBC2. Tel est aussi le cas de Made in Britain (1982) – une production de la chaîne privée ITV – et de The Firm (1989) – de nouveau produit par la BBC -, deux autres des films d’Alan Clarke inclus dans ce coffret. Quant à Scum (1979), lui aussi édité par Potemkine/agnès b., il s’agit en fait de la transposition cinématographique d’un téléfilm. Commandé par la BBC en 1977, Scum fut in fine privé de diffusion par la chaîne publique en raison de sa représentation pour le moins critique des « borstals », c’est-à-dire les maisons de correction de Sa Gracieuse Majesté. Le téléfilm fut remisé dans les archives de la BBC. Et Alan Clarke, très attaché à la dénonciation du système des « borstals », n’eut d’autre choix pour contourner la censure frappantScum que d’en tourner une nouvelle version destinée au cinéma.

 

Alan Clarke était donc plus un téléaste qu’un cinéaste. Et il n’avait donc, à ce titre, que fort peu de chances d’attirer l’attention de la critique cinématographique française des années 70 et 80 ; celle-ci ne s’intéressant guère à la fiction télévisée durant ces décennies. (5) Il est vrai que séries et téléfilms français d’alors n’avaient guère de quoi convaincre les critiques nationaux de la légitimité de ce médium… La création télévisuelle britannique avait en revanche d’ores et déjà atteint un très bon niveau. Et s’il arriva que la BBC se montrât parfois frileuse, comme le démontre le sort de Scum, elle fut le plus souvent d’une audace impressionnante : tant en ce qui concerne les sujets – volontiers polémiques – abordés par les fictions qu’elle produisait, que les formes adoptées par celles-là, allant parfois jusqu’à l’avant-gardisme.

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Elephant constitue sans doute un des résultats les plus achevés – peut-être même parfait – de la latitude créative en cours à la télévision britannique. Plus de vingt ans après sa réalisation, le court métrage d’Alan Clarke demeure un véritable ovni filmique. Il se compose de dix-huit séquences dépeignant chacune l’assassinat d’un homme par arme à feu. Aucun point commun circonstanciel ne relie entre eux ces dix-huit meurtres. Tueurs et victimes sont à chaque fois différents, comme les armes utilisées, ainsi que les scènes de crime. Et pour le spectateur ignorant des paysages urbains de Belfast – où a été tourné Elephant – il est a priori impossible de savoir que les dix-huit lieux montrés appartiennent à la même ville. Aucun élément de dialogue – Elephant est en effet quasiment muet – ne vient en outre éclairer les motivations des tueurs. De même que l’identité des victimes. Minimaliste, la bande-son se réduit aux bruits ambiants : rumeur plus ou moins lointaine de la circulation automobile, claquements des pas des personnages. Et, bien entendu, le fracas des coups de feu. Les choix narratifs d’Elephant composent donc un spectacle télévisuel rien moins que consensuel – celui d’une litanie homicide – d’autant plus perturbant qu’il semble privé de tout discours explicatif.

 

Alan Clarke ne laisse cependant pas son (télé)spectateur démuni face à l’énigme que constitue Elephant, lui offrant en réalité des éléments de compréhension par le biais de la mise en scène. Disparates quant à leurs protagonistes et leur modus operandi, les dix-huit meurtres d’Elephant sont narrés chacun avec la même grammaire visuelle. Le travelling, qui plus est photographié au steadicam, en constitue le premier élément récurent. C’est ainsi qu’Alan Clarke restitue la marche au terme de laquelle les tueurs rejoignent leurs victimes. Ne perdant jamais de vue les personnages ainsi filmés – le réalisateur combinant fréquemment le gros plan au travelling – la caméra suit longuement les assassins anonymes dans leurs déambulations. Leurs déplacements sont fluides – ils avancent à une vitesse soutenue, dont la régularité est soulignée par le martèlement de leurs pas – et inexorables – aucun obstacle ne vient entraver leur avancée. Jouant en outre de la direction d’acteurs – les meurtriers présentent systématiquement un visage dépourvu de toute trace d’émotion – Alan Clarke départit ainsi ses exécuteurs de leur humanité. On pourrait y voir des semblants de machines humanoïdes. Ou bien encore des entités virales se diffusant à travers le corps formé par l’espace urbain de Belfast, en infectant toutes les composantes. Qu’elles soient publiques (une station-service) ou privées (un domicile), à ciel ouvert (un parc) ou closes (un bureau), dévolues à l’activité professionnelle (une entreprise) ou aux loisirs (une piscine). Et c’est donc un terrifiant constat que dresse Elephant par la seule force de sa mise en scène : à savoir l’entière soumission du monde à la violence ; celle-ci s’y développant, en outre, à la manière d’un bacille.

 

Pareille démonstration était déjà au cœur des deux versions de Scum ainsi que de Made in Britain et de The Firm. À l’instar d’Elephant, chacune de ces œuvres dépeint en effet un ordre humain dont la violence est l’élément cardinal. Celle-ci régit intégralement la maison de correction dans laquelle est incarcéré Carlin (Ray Winstone), le délinquant juvénile dont Scum fait son héros. Le gouvernement exercé par l’administration sur les jeunes détenus y est particulièrement brutal. Aussi bien verbalement – notons au passage que lorsque les films d’Alan Clarke se font « parlants », les dialogues participent pleinement de leur puissance d’impact – que physiquement. Et c’est la même sauvagerie polymorphe – injures à dimension homophobe et/ou raciste, menaces d’agression presque toujours réalisées… mais aussi viols – qui constitue la forme commune de rapports entre les détenus eux-mêmes.

 

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Made in Britain met, quant à lui, pareillement en miroir la violence du criminel et celle des institutions étatiques qui en ont la charge. Trevor, un skinhead adolescent magistralement campé par Tim Roth, est un terrifiant condensé d’agressivité verbale – le téléfilm fit, entre autres, scandale par son usage répété du terme « fuck » comme le rappelle le scénariste David Leland dans un des bonus – et physique : Trevor vandalise, Trevor frappe. Totalement impuissants à remédier à cette violence, les membres des services sociaux ne peuvent opposer au jeune homme que coercition et intimidations. Puis, lorsque ceux-là s’avouent vaincus, le jeune skin passe alors entre les mains d’une police lui infligeant – dans le secret d’une cellule – une violence exactement semblable à celle perpétrée par les « matons » de Scum.

 

 

Scum et Made in Britain présentent donc un État, de fait aussi brutal que les criminels dont il prétend protéger la société. Et ces deux téléfilms participent ainsi de l’affirmation par Alan Clarke de l’empire généralisé de la violence sur le monde. Une constatation que vient encore renforcer The Firm; l’avant-dernière œuvre d’Alan Clarke dévoile en effet la place centrale de la brutalité dans un milieu que l’on aurait pu croire protégé de celle-ci. The Firm s’attache en effet au destin de Clive Bissell, un agent immobilier joué par un Gary Oldman saisissant, confirmant ainsi les talents d’Alan Clarke tant en matière de casting que de direction d’acteurs. Clive n’a – a priori – rien de commun avec les tueurs mutiques d’Elephant ou les adolescents en perdition de Scum et de Made in Britain. Professionnellement intégré, Clive est qui plus est marié (6), père d’un garçonnet, propriétaire de sa voiture comme de son pavillon propret de la banlieue londonienne… La séquence inaugurale de The Firm ne laisse cependant planer aucun doute quant à la dangerosité de Clive : même s’il n’est alors nullement question de violence – on y voit simplement l’agent immobilier faire visiter à un couple une maison en vente – le héros de The Firm est alors filmé de la même manière que le seront les assassins d’Elephant. Et comme le furent auparavant Carlin – notamment dans la séquence de la version cinématographique de Scum (7) le montrant rouer de coups deux codétenus – et Trevor – par  exemple dans ces scènes de Made in Britain le voyant saccager les fenêtres de la maison d’une famille pakistanaise.

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Durant les premières minutes de The Firm, le recours à la caméra portée permet donc de composer un spectaculaire travelling ; celui-ci révélant – selon la codification visuelle propre à Alan Clarke – aussi bien la violence dont Clive est le siège que la capacité infectieuse du personnage à la propager. L’une comme l’autre se trouvant confirmée par la suite de The Firm. L’extrême brutalité du personnage, adepte du hooliganisme à ses heures perdues sous le surnom de Bex, sera démontrée lors d’âpres séquences d’affrontements entre bandes rivales de supporters. Parce que ces  combats sont ritualisés – leurs dates sont arrêtées à l’avance après que des défis en règle ont été préalablement lancés – et qu’ils ne mettent aux prises que des individus y prenant part volontairement, Clive/Bex peut pourtant se croire d’abord maître de la violence. Mais lorsque son petit garçon – s’étant emparé d’un cutter utilisé auparavant par Clive/Bex pour défigurer le leader d’un gang adverse – se mutile la bouche avec l’objet, la preuve est alors faite que la sauvagerie a infecté sa famille elle-même. Et a comme entrepris de dévorer celle-ci…

 

S’inscrivant dans le rapport réflexif que les films d’Alan Clarke entretiennent avec la violence, cette séquence de l’enfant au cutter n’en est pas moins traumatique. Le plan par lequel elle se clôt – celui du visage ensanglanté et secoué de pleurs du bambin – vient  aussi révéler le regard profondément empathique porté par le réalisateur sur les victimes de la violence. Une sensibilité dont témoigne par ailleurs le second élément récurrent de la grammaire visuelle déployée par Elephant. À la mobilité des travellings épousant les trajectoires létales des tueurs succède en effet la fixité des plans montrant les corps de ceux qu’ils viennent d’abattre. La caméra, soudainement assagie, montre longuement – pendant près d’une vingtaine de secondes – les cadavres. Ou, comme dans le cas du dernier assassinat, l’éclaboussure de sang et de matière cérébrale tachant le mur d’un entrepôt après qu’un homme a été abattu, à bout portant, d’une balle dans la tête. On pourra voir là une forme d’hommage aux victimes. Comme un semblant de minute de silence en leur honneur puisque, rappelons-le, la bande-son se limite aux seuls bruits ambiants. Mais il s’agit aussi, certainement, de laisser le temps suffisant au (télé)spectateur de prendre réellement conscience de la mise à mort à laquelle il vient d’assister. Alan Clarke prend ainsi le contrepied de la manière dont le cinéma d’action hollywoodien de la fin des années 80 (8) montre le plus souvent la mort par arme à feu. C’est-à-dire en reléguant le corps des personnages ainsi tués dans le hors-champ. Ou en leur accordant un temps de présence à l’écran tellement bref que leur vision par le spectateur relève du subliminal.

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Dès Scum, le réalisateur faisait de la monstration de la souffrance des victimes une composante essentielle de sa démarche de réalisateur. On retrouve notamment dans la version télévisuelle, comme dans son pendant cinématographique, une séquence dépeignant les viols infligés par plusieurs jeunes prisonniers à l’un des leurs. L’épisode est, dans les deux cas, très cru. Donnant l’impression au (télé)spectateur que les agressions se déroulent en temps réel, Alan Clarke fait un usage minimal du hors-champ – aussi audacieuse soit-elle, la télévision britannique, comme le cinéma d’alors, n’allait pas encore jusqu’à exhiber les parties génitales lors d’actes sexuels – et restitue les viols dans leur quasi intégralité. Pendant ceux-ci, la caméra revient très fréquemment sur le visage tourmenté du jeune homme martyrisé tandis que la bande-son est constituée de ses supplications, de ses pleurs et de ses cris de douleur. Puis, une fois l’attaque terminée, Alan Clarke compose un dernier plan faisant écho à ceux des cadavres d’Elephant : celui du corps du garçon violé, effondré sur lui-même, gisant sur le sol. Comme mort. Une image qui annonce par ailleurs le destin tragique du personnage. Puisque, restituant de la sorte la souffrance de l’adolescent jusqu’à son terme, Alan Clarke narre ensuite – de nouveau longuement – son basculement dans la dépression et son suicide réussi.

C’est, on l’aura compris, un univers filmique particulièrement dur que celui d’Alan Clarke. Ajoutons cependant, au terme de cette analyse, qu’il n’en devient jamais intolérable. D’abord du fait de ses très grandes qualités formelles, offrant l’occasion au (télé)spectateur de vivre des expériences esthétiques aussi puissantes que singulières. Et, d’autre part, parce qu’Alan Clarke ne cède jamais à la tentation du désespoir ou du nihilisme. Comme on l’a vu, sa dénonciation d’un monde ravagé par la violence se double d’une attention à ceux qui en endurent les conséquences. Ainsi ponctués de moments d’empathie profonde, les (télé)films d’Alan Clarke participent d’un humanisme aussi lucide que sincère. Et à la découverte duquel on ne saurait trop encourager ceux qui l’ignorent encore.

 

(1) Le réalisateur décéda l’année suivante, emporté par un cancer à l’âge de 54 ans.
(2) Potemkine/agnès b. permet enfin au grand-public hexagonal d’accéder à des films qui n’avaient jusque-là été diffusés que dans le cadre festivalier. Comme, par exemple, lors de l’édition 2003 de L’Étrange Festivaldurant laquelle furent montrés Christine (1987) et Elephant à l’initiative de Gaspar Noé. Le réalisateur d’Irréversible (2002) est un grand admirateur d’Alan Clarke.
(3) Est-il besoin de rappeler qu’Elephant (2003), qui valut à Gus Van Sant la Palme d’Or, emprunte non seulement son titre mais aussi une part importante de son dispositif visuel au court métrage d’Alan Clarke ?
(4) Sur les vingt-six films dirigés par le réalisateur, hormis Scum (1979), seuls deux autres furent réalisés pour le cinéma : Billy the Kid and the Green Baize Vampire (1987) et Rita, Susie et Bob… aussi ! (1987). Ce dernier ayant fait l’objet d’une sortie dans les salles françaises en septembre 1987. L’un et l’autre sont disponibles en DVD au Royaume-Uni.
(5) Le retard en la matière a depuis été comblé. On en voudra pour preuve les articles que Les Cahiers du Cinéma ont régulièrement consacrés ces dernières années aux séries télévisées américaines. Ou bien encore le conséquent dossier que leur a dévolu Positif dans son numéro de septembre 2011.
(6) Son épouse est puissamment interprétée par la comédienne Lesley Manville, vue récemment dansAnother Year (2010) de Mike Leigh où elle jouait le personnage haut en couleurs de Mary.
(7) Dans la version télévisée de Scum, c’est aux gardiens de la maison de correction qu’Alan Clarke réserve ce traitement visuel. Ils sont ainsi filmés lors de la séquence évoquant le tabassage infligé par eux aux trois leaders de la révolte qui vient de secouer le pénitencier juvénile.
(8) La série Die Hard a ainsi été initiée en 1988 avec Piège de cristal de John McTiernan et connaîtra un deuxième volet en 1990 avec 58 minutes pour vivre de Renny Harlin.

Par Pierre Charrel – le 12 décembre 2011 DVD Classik.