Le film de Miguel Gomes (Ce cher mois d’août, Tabou) était parmi les plus attendus. Ce nouveau projet respirait un désir de recherche, contenant d’une certaine manière une utopie cinématographique faite d’une multitude de récits et de virages esthétiques. – les trois volumes ont été projetés à la Quinzaine des Réalisateurs samedi, lundi et ce mercredi – et il n’a pas déçu. Au fil de ces jours on a découvert un objet fou et hirsute, déstabilisant sans cesse les habitudes des spectateurs. Traversé de fond en comble par une verve et une générosité considérables, Les Mille et une nuits peut être tout ce que l’on attend du cinéma : un ouvroir d’histoires, des moyens visuels et narratifs mis au service d’un étourdissant va-et-vient entre réel et fiction ; un humour ravageur, souvent potache doublé d’une inquiétude profonde.
« Dans un triste pays parmi les pays… »
Depuis Ce cher mois d’août, les films de Miguel Gomes intègrent les péripéties de leur tournage et de leur production, et c’est l’impossibilité qui enclenche, déroute ou redirige le processus créatif. Plus qu’une impossibilité, c’est l’impuissance du cinéaste face au réel qui constitue le point de départ des Mille et une nuits– il a commencé à tourner dans un chantier naval en voie d’extinction. Miguel Gomes, à l’image avec un faciès keatonien joufflu, se montre découragé et se demande comment rendre compte de la réalité du Portugal, celle de la crise, de la sévère cure d’austérité provoquant l’appauvrissement de la population. La mise en abyme est dans le plan, son équipe se reflète dans la vitrine, puis, sur la même surface rendant visible le contrechamp, on peut assister à sa fuite et à la course-poursuite qui s’ensuit. Il propose à ses acolytes en colère de passer la main à une Schéhérahazade, conteuse menacée si elle ennuie le roi. Elle nous entraîne dans ses récits, commençant ainsi : « Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays… »
Les Mille et une nuits est un film qui en contient trois (Volume 1, L’Inquiet ; Volume 2, Le Désolé ; Volume 3, L’Enchanté)*, il est aussi segmenté en sous-parties qui s’avancent comme un véritable chapitrage renforçant encore la filiation littéraire (le générique final défile telle une table des matières). Il y en a d’autres, on pense particulièrement à La vie mode d’emploi de Georges Perec dans Les Maîtres de Dixie, troisième récit du Désolé, évocation de la vie d’une habitation collective faite du point de vue… d’un chien. Partant de la « réalité délirante » du Portugal en crise, Miguel Gomes a dépêché des journalistes pour recueillir des récits entre août 2013 et juillet 2014 ; le cinéaste et son équipe se sont ensuite chargés de mettre cinématographiquement en forme ces histoires. La démarche contient une ambition utopique, qui fut notamment formulée par Jean-Luc Godard, celle d’un cinéma d’actualité s’opposant au prêt à penser débité par les médias dominants, appelant à une forme artistique qui donnerait à penser le réel.
Corps social mourant
Par leur titre, les trois volets disposent d’une ligne directrice « thématique ». Passé le prologue, L’Inquiet relève du constat d’une réalité politique dysfonctionnelle dans un pays où le chômage se répand. Dans Les Hommes qui bandent, ministres portugais et technocrates européens se réunissent pour mettre en place les conditions de l’austérité. Ceci est parasité par l’intervention d’un marabout africain qui leur donne l’antidote pour entrer à nouveau en érection. Le cinéaste rapproche malicieusement sexe et pouvoir, ces mâles obsédés par les courbes – ascendantes ou descendantes, érectiles ou non – d’indicateurs économiques ont fini par oublier le désir. C’est ensuite L’Histoire du coq et du feu, où les chants matinaux précoces d’un gallinacé déstabilisent un village. Il se trouve aussi que ce coq est doté de la parole, devenant une sorte d’oracle politique. Le Bain des Magnifiquesouvre vers le volume suivant, Miguel Gomes s’attarde sur la parole et les corps dignes de personnes malmenées par la réalité, adoptant alors une forme « purement » documentaire (ces catégories n’ont pas grand sens, pour ce film tout particulièrement), celle d’entretiens où l’écoute est troublante et généreuse.
Coeur sombre ne délaissant toutefois pas la fantaisie, Le Désolé décrit la société comme un paradigme mourant sous la forme d’un triptyque situé au centre de la trilogie : l’obsession de la norme et la répression de la marge (Chronique de fugue de Simão « Sans Tripes »), l’extinction de l’institution judiciaire (Les Larme de la Juge) incapable de juger une affaire de vol de bétail et la désespérante atomisation du corps social (Les Maîtres de Dixie), le seul créateur de lien entre les individus étant ici un chien. Troisième volet, L’Enchanté porte-t-il bien son titre ? La logique aurait voulu que Miguel Gomes ouvre sur l’hypothèse d’un réenchantement. Celui-ci sera souterrain et modeste, mais très émouvant. On est reconnaissant envers le cinéaste de ne pas avoir procédé à une torsion de la réalité – les courbes des indicateurs économiques sont éventuellement entrées à nouveau en érection sous l’effet de la cure d’austérité, mais la souffrance sociale prospère toujours.
Poétisation du réel, cinéma livresque
L’Enchanté commence par une évocation fantaisiste et sensualiste de l’ancienne Bagdad, dans une reconstitution multipliant les anachronismes et les aberrations – on reconnaît clairement la ville de Marseille. Schéhérahazade, inquiète de son pouvoir de conteuse, est assignée dans sa chambre, guettant à sa fenêtre. Elle désire le monde, s’y aventure, rencontre le Grand Vizir ainsi qu’une population hétéroclite – un chercheur de trésor nommé Lionel Franc, des immigrés portugais ayant fui la pauvreté, un voleur nommé Elvis, des génies du vent et bien d’autres membres de cette étrange société. Au 515e jour, Schéhérahazade reprend ses contes; il sera question du Chant enivrant des pinsons. Le récit dérive à travers une évocation du peuple des pinsonneurs, des détenteurs d’oiseaux chanteurs, organisant la mémoire de leur sifflement.
L’ambition et l’audace narratives de ce volume final est grande et déstabilisante ; il s’agit d’un film qui se lit autant qu’il se voit. Des intertitres s’impressionnent sur les images – on pense évidemment aux cartons du cinéma primitif, que Tabou travaillait en composant dans sa seconde partie un cinéma muet sonore (pas de parole mais une bande son doublée d’un voix-off). Le cinéaste impuissant cherche, et il sait que son seul moyen de lutte est d’inventer, ce sera son moyen action sur un réel déliquescent. Loin de l’élan du réenchantement triomphant, Miguel Gomes trouve chez les pinsonneurs une communauté, un élan collectif né dans le sillage de la Révolution des oeillets de 1974. Et peut-être que le sifflement poétique et gracieux des volatiles naîtra une nouvelle langue politique capable de réenchanter le monde.
Ici s’arrête cette tentative d’évocation des Mille et une nuits, le critique aura tenté d’en rendre compte, mais, comme Schéhérahazade et Miguel Gomes, il craint d’ennuyer son lecteur. Il souhaite néanmoins aux futurs spectateurs la même impression que lui : d’avoir vu sur l’écran s’exaucer un vœu pour le cinéma, cet art de l’imaginaire avec lequel on (re)travaille la matière du réel.
Arnaud Hée
Revue Etudes
* Ces trois volumes sortiront dans l’ordre aux dates suivantes : 24 juin, 29 juillet et 26 août