« La Cité muette, une mémoire occultée » : un documentaire bouleversant sur le camp de Drancy
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Peut-on vivre dans un lieu qui fut, durant l’occupation allemande, l’« antichambre de la mort » pour près de 80 000 personnes ? Soixante-dix ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, près de 500 personnes habitent à Drancy, à la cité de la Muette, là même où furent internés, souvent dans des conditions inhumaines, les juifs raflés sur tout le territoire français à partir d’août 1941. De sinistre mémoire, le camp de Drancy fut longtemps ignoré. À la fois lieu de recueillement et lieu de vie, Drancy devient vraiment Drancy en juillet 1995, après le fameux discours de Jacques Chirac reconnaissant la responsabilité de l’Etat français dans la déportation de plusieurs dizaines de milliers de juifs. Afin de comprendre le sort inouï réservé à ce lieu à la fois maudit et sacré, Sabrina Van Tassel a interrogé aussi bien d’anciens rescapés que des habitants de la Muette. À la fois bouleversant et passionnant, son documentaire fournit toutes les clés pour répondre à cette question éminemment complexe. Franck Nouchi Le Monde
Drancy
Un jeune couple s’apprête à s’asseoir dans le carré de pelouse, pour pique-niquer à l’ombre des arbres. Le début de soirée de ce lundi est chaud et paisible à la cité de la Muette, à Drancy, caractéristique pour sa forme en long fer à cheval. Retour en 1941. Le parc d’aujourd’hui est alors une cour brute et le même bâtiment en U dont l’aménagement intérieur n’est pas fini sont cernés de barbelés et miradors.
Ce qui est aujourd’hui en apparence une banale résidence HLM est un ancien camp d’internement des Juifs.
Cette antichambre de la mort reconvertie à la vie depuis 1948 fait l’objet d’un documentaire « La Cité Muette » qui sort ces jours au cinéma. Sabrina Van Tassel, la réalisatrice a choisi de revenir sur l’histoire du site, en rencontrant les victimes qui ont survécu à l’horreur mais aussi les résidants d’aujourd’hui, hébergés dans un endroit aussi chargé émotionnellement. Sur 76 000 hommes, femmes et enfants juifs déportés de France, 63 000 l’ont été à partir de Drancy, entre 1942 et 1944. Quatre ans plus tard, le lieu reprend sa vocation initiale, celle de loger des gens.
Le quartier constitué de 390 studios et F 2 est géré par un bailleur social, l’OPH 93. « J’y habite depuis novembre dernier, précise Ludivine, 24 ans. Je pense que vivre ici est une façon de rendre hommage aux êtres humains qui y ont souffert. La Muette est une partie de notre histoire. Je trouve que c’est bien d’avoir installé un wagon vestige des convois à l’entrée de la cité, pour rappeler ce qui s’est passé. »
La jeune femme était à la recherche d’un appartement depuis trois ans, pour pouvoir quitter le domicile familial. « C’est difficile de refuser une proposition de logement, note-t-elle. Quand des amis ont su que j’allais m’installer ici, ils m’ont dit que j’allais peut-être sentir les présences de fantômes. » A écouter cette locataire, il n’est pas totalement anodin de loger à la Muette. « On connaît un peu l’histoire, confirme Kamel, papa d’un bébé de six mois. Mais on n’a pas eu le choix. On cherchait un appartement et on était content d’en obtenir un. » Au fil de la discussion, ce jeune père réfléchit et conclut : « En vérité, cette cité n’est pas faite pour les gens. C’est vrai que le passé y est très lourd. »
« Cinq à six cents personnes sont logées à la Muette, précise Yves Nédélec, directeur général de l’OPH 93. Il y a beaucoup de jeunes célibataires et de personnes âgées. » Pour lui, le débat sur la vocation du site n’a plus de raison d’être. « La question a été tranchée il y a une dizaine d’années, à travers le comité scientifique mis en place par le préfet de région de l’époque et présidé par Simone Veil, ancienne ministre et déportée. C’est un lieu d’habitat à côté duquel a été aménagé un lieu de mémoire (NDLR : le Mémorial de la Shoah de Drancy, ouvert en 2012). Il ne faut pas opposer l’un à l’autre. »
« Je pensais qu’il n’existait plus rien de cette histoire tragique »
Journaliste et réalisatrice, Sabrina Van Tassel a passé trois ans à tourner ce documentaire consacré à la terrible histoire de la cité de la Muette, à Drancy.
Pourquoi ce film ?
SABRINA VAN TASSEL. J’ai découvert l’existence de la cité à l’occasion d’un tournage, en 2006-2007. Spontanément, on associe le nom de Drancy à l’internement des Juifs. Je pensais qu’il n’existait plus rien de cette histoire. Quand je suis allée sur place et que l’on m’a dit que le camp était devant moi, cela a été un choc. Il m’a fallu du temps pour comprendre que des gens y vivaient aujourd’hui. Les façades et les escaliers sont d’origine. Les bâtiments ont été repeints et des arbres, plantés dans la cour.
Quelle a été votre démarche ?
J’ai commencé à rechercher d’anciens internés qui n’avaient jamais été interviewés. Retrouver l’histoire de ce lieu est devenu une obsession. Car, pour beaucoup de gens, Drancy n’a été qu’un camp de transit. C’est en réalité le plus haut lieu de la déportation en France. J’ai également voulu m’intéresser aux habitants de la cité et aborder le sujet par son aspect contemporain. Fallait-il y loger des gens ? Comment traite-t-on la mémoire aujourd’hui ?
En visionnant le documentaire, on a l’impression qu’il n’a pas été facile de trouver des habitants, acceptant de s’exprimer sur le passé.
Oui, c’est vrai. Il n’y a quasiment pas de famille à la cité de la Muette, car les appartements sont tout petits. Parmi les habitants, beaucoup sont en grande précarité : ce sont d’anciens SDF, des primo-arrivants (NDLR : étrangers venant d’arriver en France) ou des personnes qui sont soignées pour des troubles psychiatriques à l’établissement de Ville-Evrard et à qui, on propose un logement ici. Pour beaucoup, un studio à la Muette, c’est le moyen de ne plus être à la rue.
REPÈRES
1931-1934 : Construction de la cité par l’Office d’habitations à bon marché (HBM) de la Seine, conçue par les architectes Marcel Lods et Eugène Beaudouin. Elle est composée de bâtiments en barre et de cinq tours de quinze étages chacune. Seul le gros œuvre est achevé.
1941-1944 : Transformation de la cité en camp d’internement puis de transit des Juifs. Ils sont environ 80 000 à passer par cet endroit défendu par des miradors et barbelés.
Entre mars 1942 et août 1944 : Environ 63 000 Juifs ont été déportés du camp de Drancy, parmi les 76 000 Juifs déportés de France.
Mars 1946 : Premières réflexions du conseil municipal de Drancy, pour réutiliser l’ancien camp. Il est question de mettre des écoles au rez-de-chaussée du bâtiment.
Janvier 1947 : Le maire communiste de Drancy, Gaston Roulaud, fait une demande pour que l’ensemble de la cité soit un ensemble de logements sociaux.
1948 : Arrivée des premiers locataires.
1951 à 1974 : Réhabilitation du site.
1976 : Inauguration du mémorial sculpté par Shelomo Selinger.
25 mai 2001 : Classement de la cité de la Muette au titre des Monuments historiques.
2012 : Ouverture du Mémorial de la Shoah, à Drancy.
La poignante sculpture de l’ancien déporté Shelomo Selinger
UN JOUR PEUT-ÊTRE, les immeubles de la Muette auront disparu du paysage. Mais il restera alors, dressées au sommet d’une butte, ces silhouettes emmêlées de granit rose, exprimant à la fois « souffrance et dignité », qu’on aperçoit dans le documentaire. En commençant à réaliser le monument du Mémorial, inauguré en 1976, le sculpteur Shelomo Selinger avait une préoccupation : « Si quelqu’un arrive dans 60 ans, dans 300 ans, même si les maisons ont été détruites, il faut qu’il comprenne que quelque chose de terrible s’est passé ici. »
L’artiste, ancien déporté aujourd’hui âgé de 87 ans, raconte que les symboles se sont imposés au fur et à mesure qu’il travaillait les formes : « A chaque fois, je prenais du recul et je me demandais ce que cela signifiait. » De part et d’autre de la statue centrale, deux pierres courbes représentent « les portes de la mort », de ce camp d’internement qualifié d’« antichambre des camps ». Au milieu, une sculpture où l’on distingue des visages, et à l’arrière le buste d’une mère enlaçant son enfant, entourés d’un lacis de flammes dévorantes. « Quand j’ai fini ce bloc, j’ai réalisé qu’il comptait dix personnages, c’est le nombre nécessaire pour une prière publique », raconte Shelomo Selinger.
En 1988, avec Henri Bulakwo, alors président de l’association des anciens déportés d’Auschwitz, il a complété le monument avec l’installation à proximité d’un wagon de bois, relié au monument par des rails.
Shelomo Selinger a réalisé de nombreuses sculptures et monuments, à Jérusalem, en Allemagne, mais aussi à La Courneuve, où il a façonné un Mémorial de la résistance. Mais le monument de Drancy a pour lui « une importance particulière ». Lui qui a survécu à neufs camps et deux marches de la mort, sauvé in extremis par un médecin soviétique à l’âge de 17 ans, a eu le sentiment de pouvoir « laisser une trace », un témoignage vital à travers cette réalisation. C’est d’ailleurs le sens qu’il a donné à son travail de sculpteur, qu’il poursuit aujourd’hui encore, dans l’un de ses deux petits ateliers parisiens : « Tous jours, j’y suis. Tous les jours je creuse mon chemin vers la liberté. Je ne l’ai pas encore atteinte. »
Claire Guédon Le Parisien