C’est une vieille histoire, qui remonte à la fin du XVe siècle, quand les troupes de Charles VIII, allant par-delà les Alpes conquérir le royaume de Naples, découvrirent un monde inconnu et radieux : cette merveilleuse Italie, dont la lumière fertile et les formes alanguies leur désobscurcirent si bien et le cœur et l’esprit qu’ils en rapportèrent le germe de ce qu’on appelle la Renaissance.
C’est encore Jules Michelet qui en parle le mieux : « Les Français ne soupçonnaient pas ce pays de beauté, où l’art, ajoutant tant de siècles à une si heureuse nature, semblait avoir réalisé le paradis de la terre. Le contraste était si fort avec la barbarie du Nord que les conquérants étaient éblouis, presque intimidés de la nouveauté des objets. » La Sapienza, cinquième film de l’excentrique Eugène Green, amoureux du baroque venu au cinéma, après le théâtre, en 2001, ne raconte pas autre chose que cette rencontre entre deux mondes, éblouissement qui réchauffe et régénère les âmes engourdies.
Ceux qui ne connaissent pas (ou que trop bien) l’antinaturalisme forcené du cinéaste, son travail rigoureux sur la parole et les corps, risquent bien de ne voir, dans le début de ce nouveau film, que des tics : hiératisme des postures, rigidité des cadres, fétichisme extrême de la langue dont les liaisons inaccoutumées font d’abord saigner l’oreille et, plus généralement, une abhorration du contemporain qui menaçait déjà d’enfermer Le Pont des arts (2004) dans une petite bulle de beauté protégée.
Or, ce que Green expose ici en prémices, c’est moins sa propre poétique qu’une usure bien réelle : celle du couple trop mûr et sans enfants que forment Alexandre (Fabrizio Rongione, transfuge réussi du cinéma des Dardenne), architecte décoré qui se définit comme « matérialiste », et sa femme Aliénor (la trop rare Christelle Prot Landman), psychologue sociale qui ne sait plus vraiment à qui venir en aide ; mais aussi celle d’un monde, ce Paris d’aujourd’hui balafré par la circulation automobile, écrasé sous la grisaille d’une architecture fonctionnelle, qui n’offre aux hommes qu’accès et destinations, mais plus aucun lieu à habiter. A ce stade, le film ménage surtout un contraste avec ce qui va suivre, qui relève cette fois d’une complète illumination.
Spiritualité cristalline
En crise, Alexandre décide de partir avec sa femme dans le Tessin, puis à Rome, sur les traces de son maître, l’architecte baroque Francesco Borromini (1599-1667), auquel il projette de consacrer un ouvrage. En promenade au bord du lac Majeur, ils surprennent une adolescente s’évanouissant dans les bras de son frère.
La rencontre évanescente a pour effet de recomposer les couples et le film lui-même : tandis qu’Aliénor reste au chevet de la frêle Lavinia (Arianna Nastro), atteinte d’un mal obscur, Goffredo (Ludovico Succio), aspirant architecte, accompagne le ténébreux Alexandre dans son pèlerinage. Si l’architecte semble d’abord gêné par ce compagnonnage impromptu, la vision claire de son jeune disciple, son enthousiasme et sa réceptivité aux formes baroques préparent malgré tout le lit d’une transmission, mais pas dans le sens attendu.
Sous les auspices de Monteverdi, le film prend alors la forme d’un jeu de piste parmi les œuvres de Borromini, du splendide escalier du palais Barberini à la majestueuse lanterne de l’église Sant’Ivo alla Sapienza, en passant par les terrasses oniriques du palais Borromée et la voûte ovoïde de l’église Saint-Charles-des-Quatres-Fontaines, la caméra épousant leurs lignes et motifs par une suite de mouvements ascendants et désirants qui en font bien plus que des idées matérialisées : des corps vivants.
Le projet architectural du maître baroque recouvre alors celui de la mise en scène : faire entrer la lumière au centre (des espaces comme des personnages), cet éclat du midi qui rosit les toits de Rome et fait flamber les façades de ses édifices. Projet qui prend la forme d’un cinglant démenti des conceptions modernistes d’Alexandre, lui qui confie avoir un jour construit un hôpital comme un gros cube hermétique sans la moindre fenêtre.
Mais cette lumière resplendissante, c’est aussi la parole des jeunes protagonistes, d’une spiritualité cristalline, qui, lors de magnifiques échanges frontaux face caméra (dans le style d’Ozu), rejaillit sur leurs aînés et, soudain, les fait briller de l’intérieur, ouvrant à une fascinante unité de l’être et de la parole. Ainsi, entre Aliénor et Lavinia, ce sont les mots de la gracile convalescente qui guérissent la femme bien portante de son dévorant vague à l’âme. De même, entre Alexandre et Goffredo, et ce jusque dans leurs lectures opposées des œuvres de Borromini, il y a d’abord toute la distance entre celui qui sait (l’adulte) et celui qui croit (l’adolescent), distance qui va se résorber peu à peu.
L’humour fait également son entrée dans le film et en décrispe la tenue stricte lors, par exemple, d’une savoureuse visite à la Villa Medicis, où Green croque malicieusement les ridicules des institutions culturelles, ou encore avec les vitupérations outrées d’un touriste australien en butte au gardiennage des monuments. Le cinéaste s’ouvre même aux espaces hétérogènes qu’il filme avec une curiosité amusée, comme cette boîte de nuit romaine, ou encore les rêves nocturnes d’Alexandre, bouleversantes épures représentant par le détail (une main, un coin de sol, un bout d’étoffe, des voix) les dernières heures angoissées de Borromini avant son suicide.
Il va même jusqu’à s’exposer lui-même sous les traits d’un chaldéen réfugié d’Irak, exilé dans cette langue française peut-être pas maternelle (Green est né à New York), mais qu’il a quand même adoptée de sa belle voix roucoulante. Le charme profond de ces petites embardées tient à ce que, à travers elle, Green prend soin de ne jamais se laisser enfermer dans son propre système, mais ne cesse de le confronter à ce qui lui est a priori étranger.
En bon mélomane, il module la tonalité des scènes, frotte son approche très soustractive (disons bressonienne, pour aller vite) à d’autres registres, d’autres lieux, d’autres temporalités. En définitive, son cinéma semble suivre le même cheminement que ses personnages et atteindre ici un état de grâce et de présence qui renvoie à la désarmante et limpide beauté de son premier film, Toutes les nuits (2001).
Grâce adolescente
C’est d’ailleurs précisément là que réside la plus belle idée de La Sapienza : comme dans Voyage en Italie de Rossellini (1954), le périple n’est autre qu’un retour à l’origine, celle d’une passion que le couple étranger avait perdue en chemin et qui renaît par le biais d’une expérience esthétique. Green pousse le paradoxe encore plus loin, faisant de la jeunesse rencontrée la dépositaire d’une expérience pure, entière, dont l’âge mûr se trouvait désemparé, l’ayant remplacée par l’attirail du savoir et de l’expertise.
Notre monde est vieux, trop vieux, hanté par des idées rouillées, abîmé dans la répétition de tristes mécanismes, recouvert par l’ombre de la catastrophe. Seule la jeunesse d’idées simples, trempées dans la contemplation d’une beauté séculaire abandonnée au fil des temps, serait à même de le régénérer. C’est donc à l’idéalisme et à la grâce des adolescents que le couple va pouvoir puiser son propre renouveau : « C’est par la lumière que nous aurons des enfants », finit par reconnaître Alexandre. Car la sapience, mot rabelaisien lui aussi tombé en désuétude, désigne avant tout une source : « A l’origine de la beauté, il y a l’amour ; à l’origine de la science, il y a la sapience. »
- Mathieu Macheret
Journaliste au Monde