Dans la nébuleuse de Detroit…Blue Collar et City of dreams.
Deux films en ce mois de février traiteront, à 35 ans d’écart, de la ville dédiée à l’automobile. Ses heures fastes et ses revendications ouvrières avec Blue collar en 1978 et le Détroit d’aujourd’hui, et ses rêves enfuis, avec City of dreams…
Dans la filmographie en dents de scie de Paul Schrader, Blue Collar (1978) constitue assurément l’un des sommets. Ce premier film offre aussi l’exemple de ce que le « Nouvel Hollywood » produisit de meilleur, engageant le savoir-faire hérité de la narration classique au service d’un réalisme complexe, peuplé de personnages et de situations ambigus. Au mitan des années 1970, Schrader a le vent en poupe : il vient de signer le scénario du Taxi Driver, de Martin Scorsese (Palme d’or à Cannes en 1976), succès retentissant qui lui ouvre les portes des studios. Mais Blue Collar, coécrit avec son frère Leonard, tranche sur le moralisme puritain de son œuvre et doit sa réussite à la clairvoyance de son propos, porté par une mise en scène limpide et des acteurs en complète alchimie.
Le film nous plonge dans le quotidien de trois ouvriers del’usine automobile Checker, au moment où le Detroit industriel turbinait encore à plein régime. Zeke (Richard Pryor) et Jerry (Harvey Keitel), pères de familles criblés de dettes et de crédits, ne parviennent pas à joindre les deux bouts et, après avoir trimé toute la semaine, tirent leur seul plaisir des orgies qu’organise l’ex-truand Smokey (Yaphet Kotto), pourvoyeur de greluches et de cocaïne.
Les trois compères entretiennent un rapport équivoque avec leur syndicat : remontés contre son inefficacité, ils se plient en même temps à la loi tacite du silence qui les empêche d’en dénoncer les agissements. Un soir de défonce, ils décident cependant d’en braquer la caisse et tombent sur un registre occulte grâce auquel ils s’imaginent faire chanter l’organisation. Mais ils viennent sans s’en rendre compte de poser le pied sur une hydre plus grande qu’eux, dont les tentacules, s’immisçant jusqu’aux sphères complices du pouvoir, s’emploient à les briser.
LE MONDE DE L’USINE DÉCRIT AVEC PRÉCISION
Blue Collar, qui s’ouvre sur un blues rugueux (Hard Working Man) de Jack Nitzsche, Ry Cooder et Captain Beefheart, impressionne d’abord par la précision avec laquelle il décrit le monde de l’usine, non seulement les conditions de travail, mais le complexe écheveau de rapports de forces – une direction sans visage, un contremaître à la harangue harassante, la nébuleuse structure syndicale, et les lourdes obligations domestiques – qui pèse sur les travailleurs (les « cols-bleus » du titre). Ceux-ci sont littéralement pris au piège du jeu social, et c’est avec fluidité que Schrader démonte l’engrenage psycho économique qui les avale.
L’écriture circule habilement entre description sociale, comédie (un distributeur de boisson déficient assailli au monte-charge), buddy movie (le trio de comédiens fonctionne du tonnerre), puis vire au film de braquage (revu par des pieds nickelés), au thriller paranoïaque (les représailles du syndicat) et à la fable politique – élasticité de registres qui fait penser au Sidney Lumet de la même époque (Le Prince de New York, 1981). Schrader ne se contente pas d’ériger sous nos yeux une réalité concrète, de faire tenir un monde, mais nous implique en quelques touches dans une trame vitale et émotive qui rend chaque instant passionnant.
UNE CHARGE VIRULENTE CONTRE LES SYNDICATS
L’ensemble, d’une actualité encore brûlante, dresse une charge virulente contre les syndicats et dénonce leur corruption, leur collusion avec le patronat, leur enrichissement sur le dos des ouvriers et, plus grave, leurs agissements mafieux (usure, intimidation, assassinat). Schrader l’établit par la fiction, sans jamais imposer son discours au forceps ni distordre la réalité au bénéfice de sa démonstration. Au contraire, sa mise en scène, encore dénuée d’ironie, reste de bout en bout d’une sobriété exemplaire, d’une intelligence effacée qui, naturellement, sert avant tout l’efficacité et le caractère implacable de l’intrigue (souvenir manifeste des films américains de Fritz Lang).
Si ironie il y a, celle-ci se situe plutôt à l’échelle du récit, dans le destin en entonnoir de trois personnages joués par le « Système », corps immun qui finira quoi qu’il en soit par les digérer. Ce faisant, et certainement au prix d’un positionnement politique clair, Schrader évite tous les écueils d’une « fiction de gauche » alors en vogue (mauvaise conscience, discours substitué, exemplarité) et cerne avec une lucidité sidérante l’idéologie rampant sous le réformisme des syndicats. Elle peut se résumer en un mot, qui était aussi celui, fameux, du Guépard de Visconti : « Que tout change pour que tout reste à sa place ».
Mathieu Macheret Le Monde.fr | 07.10.2014 Journaliste au Monde